jeudi 27 novembre 2014

Par un beau matin de novembre…


C’est un beau matin froid de fin novembre. Le soleil éclabousse la ville et ses gratte-ciels. Comme chaque matin, je descends la côte Beaver Hall pour me rendre à la Tour de la Bourse. Arrivée au coin de la rue Saint-Antoine, un itinérant attend, avec son panier d’épicerie rempli fort probablement de l’ensemble  de ses effets personnels, un vieux manteau, une vieille couverture, et autres choses sales et usées. Je le regarde en attendant aussi ma lumière pour passer. Je traverse et rendue à sa hauteur, je le vois hésiter puis s’engager même si la lumière est tournée au rouge. Et puis mes yeux sont attirés par ses pieds… d’un côté une botte, de l’autre… rien. Un pied nu, déformé. Nous sommes un beau matin froid de fin novembre… et l’un de ses pieds est nu.

Je me prépare à continuer comme tous les passants pressés d’entrer au travail. Voilà, c’est cela être normal en ville. On continue son chemin devant ce qui semble faire partie du paysage… Mais une petite voix me dit à l’intérieur, es-tu donc si pressée toi aussi ? Vas-tu le laisser continuer son chemin ainsi ? Mon regard reste accroché à ce pied nu. Je me retourne tout à fait, me décide à retraverser la rue avec lui pour le protéger, et engage la conversation. En fait, il ne parle pas. Je lui mentionne qu’il pourrait obtenir des bottes et des bas à la Maison du Père. Il est étonné, je crois bien, que je lui adresse la parole. Il ne semble pas en comprendre le sens. Et ces plus pauvres parmi les pauvres ne demandent rien. Ils ne quêtent pas. Ce monsieur marche à petits pas, lentement, comme une grosse tortue centenaire indifférente à ce qui l’entoure. Allant seulement son chemin.

Et à ces gens qui ne demandent rien… je donnerais tout.

Me vient une idée. Je cherche du regard une boutique vendant des bas. Au moins. La pharmacie de la Tour de la Banque nationale devrait être ouverte et peut-être... J’arrête mon monsieur et lui demande d’attendre sans savoir s’il me comprend, s’il le fera. Je perçois un petit signe de tête et beaucoup d’incompréhension. Qu’est-ce que pouvait bien lui vouloir une passante bien habillée ? Attendre quoi ?

Je cours vers la Tour, car je sais qu’il ne patientera pas longtemps. Son temps est précieux. Il a tout laissé pour ne sauvegarder que cela. Sa liberté d’attendre ou de partir.

Je monte l’escalier roulant, me rue vers la pharmacie au travers tous ces gens qui entrent au bureau et me regardent probablement l’air effaré. C’est malpoli de courir dans les corridors… La pharmacie ouvre à peine. Je saute sur les deux seules paires de bas d’homme, sors mon argent en vitesse et agrippe au comptoir un pingouin en chocolat… Je file ensuite vers mon bonhomme qui déjà, ne m’attendait plus, je le sentais, tourné vers l’autre  rue en attendant que la lumière tourne au vert… je lui touche l’épaule et lui présente mes bas. Le temps s’arrête. Il a les larmes aux yeux. C’est un moment d’éternité. L’un de ceux où l’humanité renaît dans mes gestes et dans ses yeux. Mon cœur fond. Il presse dans sa main droite, les bas les plus doux, les plus chauds, tandis que je me débats avec les cartons, les épingles et les plastiques de l’autre paire. Une odeur forte me répugne. De celles qui me font admirer tous ces gens qui travaillent bénévolement ou non auprès des personnes de la rue.

Mon vieux monsieur prend la deuxième paire aussi, et les place toutes les deux dans ses poches. Je lui donne le pingouin en chocolat et je lui dit, pour être sûre : C’est du chocolat! Il le place maladroitement aussi dans l’une de ses poches. Le pingouin en tombe et je l’y remets en remarquant sa tuque et son foulard. Un pingouin prêt pour l’hiver… Je donne une petite tape dans le dos du vieux monsieur et lui souhaite une bonne journée. Car c’est d’abord et avant tout un être humain.
Les gens autour me regardent étonnés. Sans comprendre que l’on puisse s’attarder, un matin de travail et en dehors d’une maison de pauvres ou d’une Grande Guignolée, à prendre le temps d’essayer d’habiller le pied déformé d’un inconnu, en haillons, qui s’en va vers nulle part…

Mais je sentais que je lui avais pris suffisamment de son temps. Vous avez bien entendu. De son temps. Je suis repartie, bouleversée du moment, sans savoir si ce vieil homme habillera son pied nu, s’il sait encore ce que sont des bas. Sans savoir s’il les utilisera comme mitaines ou juste pour réchauffer son cœur en les pressant dans sa poche contre ses doigts. Parce que pour un instant, cet homme a existé de nouveau.


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