C’est un beau matin froid de fin novembre. Le soleil
éclabousse la ville et ses gratte-ciels. Comme chaque matin, je descends la
côte Beaver Hall pour me rendre à la Tour de la Bourse. Arrivée au coin de la
rue Saint-Antoine, un itinérant attend, avec son panier d’épicerie rempli fort
probablement de l’ensemble de ses effets
personnels, un vieux manteau, une vieille couverture, et autres choses sales et
usées. Je le regarde en attendant aussi ma lumière pour passer. Je traverse et
rendue à sa hauteur, je le vois hésiter puis s’engager même si la lumière est
tournée au rouge. Et puis mes yeux sont attirés par ses pieds… d’un côté une
botte, de l’autre… rien. Un pied nu, déformé. Nous sommes un beau matin froid
de fin novembre… et l’un de ses pieds est nu.
Je me prépare à continuer comme tous les passants pressés
d’entrer au travail. Voilà, c’est cela être normal en ville. On continue son
chemin devant ce qui semble faire partie du paysage… Mais une petite voix me
dit à l’intérieur, es-tu donc si pressée toi aussi ? Vas-tu le laisser
continuer son chemin ainsi ? Mon regard reste accroché à ce pied nu. Je me
retourne tout à fait, me décide à retraverser la rue avec lui pour le protéger,
et engage la conversation. En fait, il ne parle pas. Je lui mentionne qu’il pourrait
obtenir des bottes et des bas à la Maison du Père. Il est étonné, je crois
bien, que je lui adresse la parole. Il ne semble pas en comprendre le sens. Et
ces plus pauvres parmi les pauvres ne demandent rien. Ils ne quêtent pas. Ce
monsieur marche à petits pas, lentement, comme une grosse tortue centenaire
indifférente à ce qui l’entoure. Allant seulement son chemin.
Et à ces gens qui ne demandent rien… je donnerais tout.
Me vient une idée. Je cherche du regard une boutique vendant
des bas. Au moins. La pharmacie de la Tour de la Banque nationale devrait être
ouverte et peut-être... J’arrête mon monsieur et lui demande d’attendre sans
savoir s’il me comprend, s’il le fera. Je perçois un petit signe de tête et
beaucoup d’incompréhension. Qu’est-ce que pouvait bien lui vouloir une passante
bien habillée ? Attendre quoi ?
Je cours vers la Tour, car je sais qu’il ne patientera pas
longtemps. Son temps est précieux. Il a tout laissé pour ne sauvegarder que
cela. Sa liberté d’attendre ou de partir.
Je monte l’escalier roulant, me rue vers la pharmacie au
travers tous ces gens qui entrent au bureau et me regardent probablement l’air
effaré. C’est malpoli de courir dans les corridors… La pharmacie ouvre à peine.
Je saute sur les deux seules paires de bas d’homme, sors mon argent en vitesse
et agrippe au comptoir un pingouin en chocolat… Je file ensuite vers mon
bonhomme qui déjà, ne m’attendait plus, je le sentais, tourné vers l’autre rue en attendant que la lumière tourne au
vert… je lui touche l’épaule et lui présente mes bas. Le temps s’arrête. Il a
les larmes aux yeux. C’est un moment d’éternité. L’un de ceux où l’humanité
renaît dans mes gestes et dans ses yeux. Mon cœur fond. Il presse dans sa main
droite, les bas les plus doux, les plus chauds, tandis que je me débats avec
les cartons, les épingles et les plastiques de l’autre paire. Une odeur forte
me répugne. De celles qui me font admirer tous ces gens qui travaillent
bénévolement ou non auprès des personnes de la rue.
Les gens autour me regardent étonnés. Sans comprendre que
l’on puisse s’attarder, un matin de travail et en dehors d’une maison de
pauvres ou d’une Grande Guignolée, à prendre le temps d’essayer d’habiller le
pied déformé d’un inconnu, en haillons, qui s’en va vers nulle part…
Mais je sentais que je lui avais pris suffisamment de son
temps. Vous avez bien entendu. De son temps. Je suis repartie, bouleversée du
moment, sans savoir si ce vieil homme habillera son pied nu, s’il sait encore
ce que sont des bas. Sans savoir s’il les utilisera comme mitaines ou juste
pour réchauffer son cœur en les pressant dans sa poche contre ses doigts. Parce
que pour un instant, cet homme a existé de nouveau.